lundi 7 novembre 2011

Internet rend-il bête ?

Sous ce titre volontairement provocateur se cache une question pas si dénuée de sens. On peut en effet se demander si l'utilisation d'Internet nous change ou non, principalement dans la façon dont on comprend son environnement. Chacun s'en rend compte, il n'est pas question d'intelligence ou de bêtise ici.

  • La traduction ne brouille-t-elle pas le message de l'auteur ?
    The Shallows, what the internet do to our brain
    , est un essai écrit par Nicholas Carr en 2010. Finaliste lors de l'attribution du dernier prix Pullitzer, dans la catégorie essais (distincte du Pullitzer des journalistes), il a été largement traduit. Et la magie un peu réductrice de la traduction, parue en Français le mois dernier, a changé The Shallows (littéralement les basses eaux, l'eau peu profonde) en Internet rend-il bête ? Nicholas Carr, membre du comité éditorial de l'encyclopedia Britannica, a bien écrit en 2007 un article du nom de Is Google making us stupid ? et c'est effectivement à partir de cette base qu'il a écrit son essai de 2010. En 2010, suite à la sortie de son livre, Carr a aussi participé au débat Does the Internet makes you dumber ? Mais le premier texte n'est pas le deuxième, ni le troisième. Si Carr a voulu être moins tranché cette fois, c'est raté.

  • La question n'est pas culturelle, elle est biologique
    Le problème des humanités, de la culture au sens large, et de la place réduite que leur laisse encore les techniques, est largement dépassé, malgré ce que laisse entendre le titre de la version française, et malgré certaines réactions vis-à-vis de Carr. On parle ici des avancées récentes des neurosciences : pas de confusion. Dans l'essai, on lit distinctement les expériences personnelles de l'auteur "Ces dernières années, j'ai eu la désagréable impression que quelqu'un, ou quelque chose, bricolait dans mon cerveau, réorganisant les liaisons neuronales, reprogrammant la mémoire. Et quand je m'asseyais avec un livre, après quelques pages mon cerveau voulait faire comme quand je suis sur Internet : vérifier mes e-mails, cliquer sur des liens, chercher une information chose sur un moteur de recherche, et sauter rapidement de page en page." En effet, nos cerveaux, l'histoire et la science l'ont montré, évoluent en fonction de nos expériences. Les technologies utilisées pour trouver, stocker, et partager l'information, sont parfaitement capables de modifier l'organisation des liaisons neuronales, que l'on soit un enfant ou un adulte.

  • Livre vs. Internet
    La conséquence pour Carr (qui s'appuie sur les travaux de Plato et Mc Luhan, ainsi que sur les découvertes de Eric Kandel (prix Nobel de médecine en 2000) est que toute technologie de l'information s'appuie sur un système de priorités intellectuelles, remettant au besoin en cause la nature même du savoir. Les livres imprimés servent aux lecteurs à concentrer leur attention, et stimulent les pensées créatives. A l'inverse, Internet encourage la rapidité de pensée, et la capacité de synthèse des informations récupérées sous une forme très fractionnée parmi de multiples sources. Les priorités d'Internet sont celles du monde industriel : vitesse, efficacité, optimisation de la production et de la consommation. Et en utilisant Internet, nous tendons à adopter ces mêmes priorités, au détriment des anciennes (pour rappel : capacité de concentration, d'interprétation, voire de réflexion). Et c'est un jeu à somme nulle. Ce que l'on gagne d'un côté, on le perd forcément de l'autre.

  • Des propos pas toujours bien reçus
    Carr déclare que la capacité à la pensée profonde et à la concentration n'est pas l'état naturel de l'être humain, mais plutôt une anomalie née avec l'imprimerie. L'internet, toujours selon Carr, ramène donc l'être humain à son état naturel, ce qui est une régression par rapport à l'état avancé atteint il y a quelques siècles. Bien entendu, ces propos, même plus ou moins couverts par des sommités de la neuroscience, ont soulevé un tollé parmi les utilisateurs d'Internet. Nombreux sont ceux qui, citant l'auteur lui-même, rappellent que Socrate, le prestigieux philosophe du cinquième siècle avant notre ère, se lamentait de l'émergence de l'écriture, censée ruiner l'esprit. La question, on le voit, ne date pas d'hier. Certains diront même qu'elle est mieux traitée ailleurs. Certains lecteurs disent en effet que puisque Carr ne lit plus, il lui a échappé que d'autres livres traitaient du même sujet, et mieux que lui.

  • Pour aller plus loin
    Au cas où, la traduction française de l'article de 2007 de Carr est ici (page du blog la main ouverte). On peut la voir comme une introduction à l'essai de 2010. Ce dernier va bien évidemment plus loin, mais il est aussi plus romanesque, surtout sur la fin, se laissant parfois aller sur le thème "l'homme devient une machine", cher aux auteurs de science-fiction. Carr ne propose de plus aucun moyen de conserver les aptitudes intellectuelles actuelles, tout en conservant l'usage d'Internet (et de la technologie au sens large). C'est dommage mais il ne faut pas oublier qu'il est un journaliste, pas un chercheur en neuro-sciences. Pour quiconque s'intéresse aux liens entre société et technologie (car il est question de l'Internet en particulier, mais sous nombre de ses phrases, l'auteur parle en fait des technologies de l'information au sens large), cet essai reste une valeur sûre. Peut-être les conclusions de l'auteur ne vous convaincront-elles pas, mais les questions soulevées gardent leur intérêt et le garderont encore un moment, a priori.

Sources :
[FR] Billet de bruit et chuchotement
[FR] Billet de l'homo interneticus
[US] Billet de NPR
[US] Billet de The Frontal Cortex
[US] Présentation de The Shallows
[FR] Extraits du numéro spécial de Books mag

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