mercredi 14 janvier 2015

Le digital labor ou le travail exploité des internautes

Bien que le numérique soit de plus en plus important dans les lieux de travail, la plus grande partie de nos activités sur internet demeurent de type "personnel" et ludique. Pour la plupart des usagers, naviguer sur le net représente un moyen gratuit et rapide de satisfaire des exigences personnelles. Cette relation avec internet a permis de répandre l'image d'un "réseau" dans lequel la mise en commun de service primait sur la propriété privée et la centralisation du savoir.

Néanmoins cette "gratuité" et cette "mise en réseau" sont rendues possibles par des grandes sociétés du web qui voient leurs bénéfices s'accroître exponentiellement. Le développement du système de stockage et d'algorithmes de plus en plus puissants fait en sorte que chacun de nos gestes d'internaute devienne une donnée que nous fournissons gratuitement aux entreprises qui les exploitent pour continuer à faire augmenter leurs bénéfices. [1]
 
À partir de cette réflexion sur les big-data et leur exploitation marchande, en 2012, Trebor Scholz a commencé à parler de "digital labor". Or, si le cas de l'exploitation des données personnelles que l'on fournit spontanément est le plus évident, le "digital labor" fait référence à toutes ces activités des internautes dont les entreprises du numérique se servent pour créer de la valeur [2].

L'exemple le plus étonnant est celui du logiciel  Re-CAPTCHA. CAPTCHA est un système conçu par l'université Carnegie-Mellon afin de distinguer les opérateurs humains des machines. En demandant à l'utilisateur, lorsque celui-ci veut accéder à certains services, de retranscrire une série de signes indéchiffrables pour une machine, il évite la création automatique de messages commerciaux [3]. Le système est plutôt efficace, mais les machines peuvent être facilement entraînées à reconnaître des signes si on les déchiffre une première fois pour elles. Des sociétés indiennes ont ainsi commencé à employer des centaines d’humains pour déchiffrer des milliers de cryptogrammes afin de contourner CAPTCHA. En partant de ces expériences illégales, on a pensé qu’en collectant toutes les saisies réalisées par les utilisateurs sur le web il serait possible d'entraîner des logiciels à reconnaître tout type de signes. Cela a donné naissance à Re-CAPTCHA que le géant de la numérisation de livres, Google books, a immédiatement racheté. [3] 

Ainsi non seulement lorsqu’on fournit des informations, mais aussi lorsqu’on tape un cryptogramme ou lorsqu’on recherche un mot dans un livre numérisé, on crée de la valeur. Autrement dit, on travaille pour une entreprise, travail qui n’est toutefois ni rémunéré ni encadré. C’est à partir de cette réflexion que le sociologue Antonio Casilli parle d’une nouvelle forme d’exploitation. Mais il faut dire que celle-ci reste difficilement cernable puisque les activités dans lesquelles la valeur est confisquée sont inscrites dans la sociabilité quotidienne des individus [1]. Quels peuvent donc être les droits de cette activité productive inhérente à l’activité sociale ? [4]
 
En effet bien que certains acteurs du numérique soulignent la contrepartie de services gratuits, selon Casilli, au regard des énormes profits et de l'appauvrissement des classes moyennes, la redistribution de la valeur dans le numérique est très inégalitaire. À ce propos, certains auteurs proposent la mise en place de micro-royalties pour rémunérer nos clics, mais selon Casilli cela serait insuffisant puisque la valeur d'une donnée est indéterminable en absolu. [1] Le chercheur propose au contraire la mise en place d'un revenu inconditionnel universel qui détacherait définitivement le revenu de l'activité travail. 

Le "digital labor" avec son système de captation de la valeur dans les activités ludiques et sociales des individus, apparait donc comme le signe d'une plus large crise de la société salariale due à une perméabilité croissante entre activité productive et vie quotidienne.

Sources:
[1] X. Bonnefond et J. Chouraqui, «"Le digital labor est conçu pour ne pas avoir l'apparence d'un travail". L'exploitation du moindre clic par l'industrie numérique. Entretien avec Antonio Casilli », Jef Klak: critique sociale et expériences littéraires (en ligne), mis en ligne 15 janvier 2015, http://jefklak.org/?p=1467 (consulté le 14 janvier 2015)

[2] A. Casilli, "Qu'est-ce que le digital labor?, BodySpaceSociety (en ligne), mis en ligne 1 avril 2013, http://www.bodyspacesociety.eu/2013/03/26/slides-quest-ce-que-le-digital-labor/ (consulté le 14 janvier 2015)

[3] X. De la Porte, "ReCaptcha: nous travaillons tous pour google", Internet Actu.Net (en ligne), mis en ligne 24 février 2014, http://www.internetactu.net/2014/02/24/recaptcha-nous-travaillons-tous-pour-google/ (consulté le 14 janvier 2015) 

[4]  H. Guillaud, "Digital Labor: comment répondre à l'exploitation croissante du moindre de nos comportements?", Internet Actu.Net (en ligne), mis en ligne 12 novembre 2014, http://www.internetactu.net/2014/11/12/digital-labor-comment-repondre-a-lexploitation-croissante-du-moindre-de-nos-comportements/ (consulté le 14 janvier 2015)

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